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2147, et si l’Afrique disparaissait ?

© Guy Delahaye

Conception et mise en scène Moïse Touré – chorégraphie Jean-Claude Gallotta – musique originale Rokia Traoré, Fousco et Djénéba – compagnie Les Inachevés/L’Académie des savoirs et des pratiques artistiques partagées – au Tarmac/la scène internationale francophone.

Moïse Touré œuvre depuis plus de trente ans à Grenoble où il crée en 1984 sa compagnie, Les Inachevés. Né en Côte d’Ivoire, il prend très vite les chemins multiculturels de la création au sein du quartier de la Villeneuve alors quartier pilote, conçu dans les années 70/80 comme un laboratoire social. Puis il sillonne le monde et crée des collaborations artistiques qui le mènent sur tous les continents. Il est un temps artiste associé à la scène nationale de Guadeloupe, travaille du local au global et dans les langues originales des régions et pays traversés. Il est aussi un passeur de textes et fait connaître autour de lui Duras, Sartre, Koltès, Le Clézio, Racine, qu’il met en scène en bambara, arabe dialectal, espagnol, berbère, créole, portugais, japonais. En 2012, il crée L’Académie des savoirs et des pratiques artistiques partagées avec, pour acte fondateur, la mise en œuvre d’une Trilogie pour un dialogue des continent Europe, Afrique, Asie. Autant dire qu’il est à la bonne place pour parler de l’Afrique sans démagogie, et donner sa lecture de l’Histoire, par la musique, le théâtre et la danse. La force de vie qui se dégage du plateau parle, à elle seule. « Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur » écrivait Senghor dans Prière aux masques.

Avec 2147, et si l’Afrique disparaissait ? Moïse Touré interroge l’avenir de l’Afrique. Ce travail fait suite à 2147 l’Afrique, qu’il avait créé en 2004 à Bamako. Il questionnait alors la notion de développement, suite à un Rapport de l’ONU qu’il jugeait déplacé car il posait 2147 comme date-marqueur vers le début de la diminution de la pauvreté, sur le continent africain. Avec l’énergie de la colère, Moïse Touré faisait vivre l’Afrique sur scène – avec Jean-Claude Gallotta comme chorégraphe, déjà – et donnait aux peuples africains la parole et les pleins pouvoirs pour se réaliser et prendre leurs destins en mains. Ce second volet, 2147, et si l’Afrique disparaissait ? poursuit la métaphore par des textes commandés à différents auteurs d’Afrique et de France, par la musique de Rokia Traoré qui apporte une belle énergie, par la chorégraphie de Jean-Claude Gallotta sensuelle, ironique et bien vivante, portée par neuf danseurs la plupart africains. La question de l’humanité est au cœur du projet. A la question « Comment sauver l’Afrique et la voir autrement » les auteurs répondent : « La laisser décider. »

Le titre des séquences s’inscrit sur écran et relève de forts écarts de température dans ce voyage emblématique, qui mêle réalité et onirisme : Sur le bateau – 25°, il y a de la neige à l’arrivée en France ; Dans le couloir du temps – 4° ; Intérieur soir/ température 37° ; Le chant du ciel – 42°. 2147, et si l’Afrique disparaissait ? est un conte philosophique et poétique. Le bateau est comme un pays, toutes les communautés s’y retrouvent, « tout le monde » scande le texte. Les villes d’origine s’égrènent dans les langues locales, les destins personnels se succèdent et se mêlent : « j’habite… J’habitais… » Certaines dates de l’Histoire inscrivent le nom de personnalités tuées par leurs frères : Lumumba, Sankara, Ben Barka… Le texte se répartit comme dans un chœur. Le coryphée-conteur ouvre le spectacle par ces mots-manifestes : « Nous sommes chair. » Le masque géant porté sur les épaules étroites d’une actrice-danseuse traduit l’étendue de la dépression. « Je voudrais être le futur… » Les textes s’enchaînent, chacun dans son style et dans la diversité des écritures, tous dans la générosité.  « Le temps est-il épuisé ? » questionnent-ils. Ils montrent du doigt, évoquent la colonisation, parlent de globalisation et d’exil, d’identité. « On n’a rien. On a la rue. » L’inquiétude se traduit par l’énergie et le geste chorégraphique, par le plaisir qu’ont les danseurs à s’inventer et à se rencontrer.

Il y a la lutte et le combat entre deux hommes ; l’intervention en Fon, langue du Bénin… « Ma grand-mère… » Elle rit, il conte, accompagné de la guitare ; il y a la savoureuse séquence sur le ketchup, version Ya bon Banania nœud papillon souliers vernis, et le trophée de la libre entreprise ; il y a la toute-puissance de l’Empereur drapé dans un magnifique manteau qui le rend intouchable, réalisé par le plasticien Abdoulaye Konaté ; il y a la chanteuse en version originale dialoguant avec la danseuse-actrice sur le ton du conflit des générations et les imprécations ; il y a différents langages scéniques au fil des séquences dans un clair-obscur bleuté, et des images vidéo qui témoignent de décors-paysages ; il y a une scénographie sobre où se juxtaposent espaces et déserts, où les duos dansés dialoguent devant un tulle noir ; il y a de magnifiques mouvements d’ensemble, couleurs, rythmes et chants entre cultures traditionnelles et grammaire de la danse contemporaine amenée par Jean-Claude Gallota ; il y a les voix qui racontent et qui chantent, les questions et apostrophes qui fusent : « Que voulez-vous faire… ? Quelle société voulez-vous… ? Comment habiter le monde… ? »

2147, et si l’Afrique disparaissait, ressemble à une lettre postée par Senghor – comme dans Poème à mon frère blanc – pleine de vérité et d’humour : « Cher frère blanc, Quand je suis né, j’étais noir. Quand j’ai grandi, j’étais noir. Quand je suis au soleil, je suis noir. Quand je suis malade, je suis noir. Quand je mourrai, je serai noir. Tandis que toi, homme blanc, quand tu es né, tu étais rose. Quand tu as grandi, tu étais blanc. Quand tu vas au soleil, tu es rouge. Quand tu as froid, tu es bleu. Quand tu as peur, tu es vert. Quand tu es malade, tu es jaune. Quand tu mourras, tu seras gris. Alors, de nous deux, Qui est l’homme de couleur ? » La suite du projet chorégraphique prend la forme d’un échange intitulé Génération 2147 à partir d’un dialogue  artistique et poétique entre les jeunes de l’Isère (Pont en Royans) et la jeunesse africaine du Sénégal (Région de Saint-Louis), déterminé et prometteur.

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2019

Avec : Richard Adossou, Ange Aoussou Dettmann, Cindy Émélie, Djénéba Kouyaté, Ximena Figueroa, Romual Kaboré, Jean-Paul Méhansio, Fousco Sissoko, Charles Wattara, Paul Zoungrana – Auteurs de la commande d’écriture : Odile Sankara et Aristide Tarnagda / Burkina Faso, Fatou Sy / Côte d’Ivoire, Dieudonné Niangouna / Congo, Alain Béhar, Claude-Henri Buffard, Jacques Serena et Hubert Colas / France  – dramaturgie Claude-Henri Buffard – musique originale Rokia Traoré, Fousco et Djénéba – costumes Solène Fourt – création costume  de mage Abdoulaye Konaté – scénographie Léa Gadbois Lamer, Moïse Touré – création lumière Rémi Lamotte – régie générale et régie lumière Fabien Sanchez – création sonore, régie son et vidéo Jean-Louis Imbert – régie plateau Nicolas Anastassiou – création masque Lise Crétiaux – assistant à la mise en scène Bintou Sombié – assistant à la chorégraphie, répétitrice Ximena Figueroa – création vidéo Maxime Dos – images Agnès Quillet – Avec la voix de Stanislas Nordey.

Du 9 au 11 janvier 2019 – au Tarmac/la scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta, 75020, Paris – Métro : Pelleport – Tél. : 01 43 64 80 80 – www.letarmac.fr – En tournée : 15 et 16 janvier Espace Malraux, scène nationale – 22 au 25 janvier MC2/Grenoble scène nationale.